Sous-offs (Lucien Descaves)
D’abord un tout petit extrait :
Depuis quelque temps, d’ailleurs, le 167e était fort éprouvé. Une série. Un autre soldat, sujet médiocre, mais réellement indisposé, se présentait huit jours consécutifs à la visite du médecin-major qui refusait de le reconnaître malade, d’abord, puis cessait même de l’examiner, sur la foi des rapports signalant l’homme comme un « fricoteur ». Son obstination lui attirait régulièrement quatre jours de salle de police.
— Nous verrons bien qui de nous deux se lassera le premier, disait le capitaine.
Ce fut le soldat. Un matin, ses compagnons de boîte le trouvèrent mort entre eux.
Le colonel avait étouffé l’affaire ; mais il jouait de malheur, à moins que le médecin-major ne fût un âne bâté et galonné, ce dont personne, d’ailleurs, ne doutait.
Deux soldats entrés à l’infirmerie, l’un pour un bobo au doigt, l’autre pour une de ces affections desquelles on dit au régiment « qu’elles tiennent chaud », tous deux allaient mourir à l’hôpital de la fièvre scarlatine. Enfin le caporal infirmier, lorsqu’on sut qu’il se soûlait abominablement avec l’alcool camphré de son armoire à médicaments, achevait d’édifier ceux qui conservaient quelque illusion sur la sécurité des pharmacies de caserne et la surveillance dont les entourent les bas droguistes et les rebouteurs à quatre galons.
Un in-folio ne suffirait pas, si l’on voulait établir la statistique de tous ceux qu’ont tués ou estropiés la médecine et la chirurgie militaires. Il y a le faiseur de héros comme il y a la faiseuse d’anges. C’est l’ennemi naturel de l’encombrement social, le fastueux marchand de mort subite. Il se fait la main, en temps de paix, et prélude, sur un kyste qu’il élargit en trouée d’obus, aux providentielles charcuteries des Grands Jours !
Présentation par Babelio
https://www.babelio.com/livres/Descaves-Sous-offs/142219
C'est Sous-Offs, paru en 1889, qui a fait connaître Lucien Descaves : un scandale a éclaté à la parution de ce roman franchement antimilitariste, qui a valu au jeune auteur et à son éditeur un procès retentissant pour injures contre l'armée. Descaves y dresse le portrait satirique et sans concession de la vie d'une caserne à Dieppe. Une galerie de sous-officiers s'offre à nous, médiocres, souvent ridicules, donnant de l'univers militaire une image à la fois dérisoire et étriquée. Par son naturalisme - qui n'exclut pas une écriture artiste - ce roman nous plonge, grâce à l'évidente jubilation de son auteur, dans un certain pan de la société française de cette fin de XIXème siècle. Proche de certaines idées qu'on qualifierait aujourd'hui de libertaires, Lucien Descaves, par la généreuse virulence de sa plume, devrait trouver aujourd'hui un écho chez nos contemporains.
Comment lire Sous-offs ?
Il existe des éditions papier, mais j’ai lu le texte de Sous-offs sur Internet : il est disponible en pdf, à lire de préférence sur un grand écran (c’est pénible sur le petit écran d’un portable courant) : https://ebooks-bnr.com/ebooks/pdf4/descaves_sous-offs.pdf
Les trois premières parties forment un roman complet : les évènements sont tous articulés autour d’un personnage central. Assez bizarrement, la 4e partie est un recueil de nouvelles indépendantes, toujours en rapport avec l’armée. La 5e partie est consacrée au procès : la plaidoirie de Me Tézenas est extrêmement intéressante par son habileté juridique mais surtout parce qu’elle fait revivre toute une époque.
L’auteur : Lucien Descaves
Né à Paris en1861 et mort à Paris en 1949, il est présenté par Wikipedia comme «un écrivain naturaliste et libertaire».
En 1882, dans le cadre de son service militaire, il intègre le 129e régiment d'infanterie. Il en sortira avec le grade de sergent-major et en tirera la matière de ses écrits sur l’armée.
Il débute dans le journalisme en 1886 et collabore à différents journaux (rubrique littéraire).
En 1887, pour se faire connaître en s’attaquant publiquement à un écrivain de premier plan, Descaves (procédé peu honorable mais fréquent) signe avec d’autres le Manifeste des cinq, dirigé contre Zola et son roman La Terre. Il regrettera ce geste et s'en expliquera le 16 octobre 1927, lorsqu'il présidera le « Pèlerinage de Médan » (destiné à honorer le souvenir de Zola !) : « J’attendais depuis vingt-cinq ans ce rendez-vous, et c’est parce que je l’attendais en vain que je crus devoir à mon tour, il y a trois ans, faire acte de contrition en regrettant hautement, après Paul Margueritte, Rosny et Gustave Guiches, d’avoir mis ma signature au bas du Manifeste des Cinq, en 1887, à l’époque où Émile Zola publiait La Terre. »
Il est rédacteur à L'Aurore au moment de l'affaire Dreyfus et apporte un vif soutien au capitaine Dreyfus.
Journaliste, romancier et auteur dramatique, il a fait partie des fondateurs de l'Académie Goncourt en 1900. Après s’en être éloigné en 1932 parce que le prix, promis à Céline pour le Voyage au bout de la nuit, ne lui fut pas attribué, il en deviendra cependant le président de 1945 à sa mort en 1949.
Lucien Descaves a publié un nombre considérable d'ouvrages, romans ou pièces de théâtre, seul ou parfois en collaboration. Le plus connu, publié en 1889, est Sous-offs, ouvrage qui lui valut, ainsi qu’à ses éditeurs, des poursuites judiciaires, pour injures à l’armée et outrage aux bonnes mœurs.
Sous-offs est présenté couramment par les éditeurs (cf Babelio) comme un roman antimilitariste. Mais dans ce cas, pourquoi Descaves et ses éditeurs ont-ils été acquittés, à une époque où la France prépare la revanche contre l’Allemagne après la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine, dans une période où le service militaire dure quatre ans et où l'armée occupe une place éminente dans la société ? Cette contradiction semble pouvoir se résoudre en lisant, à la suite du roman proprement dit, les plaidoiries des avocats. On peut aussi se référer à l’article antimilitarisme de Wikipedia pour éclaircir le débat : https://fr.wikipedia.org/wiki/Antimilitarisme. On y constatera que la notion d’antimilitarisme n’est pas si simple.
Pour en savoir plus :
https://www.retronews.fr/arts/bonne-feuille/2020/02/26/lucien-descaves-conteur-de-la-commune
https://fr.wikipedia.org/wiki/Lucien_Descaves
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