La panthère des neiges (Sylvain Tesson)

Le roi tué par un cochon (Michel Pastoureau),Louis VI le Gros

Michel Pastoureau est un historien médiéviste qui a travaillé sur l'héraldique, sur les couleurs et sur les animaux. J'envisage plusieurs petits récits tirés de cette lecture. Voici le premier.

Louis VI le Gros : être corpulent et être roi au XII°siècle, avantage ou handicap? 

Il existe au Moyen-Age tout un vocabulaire pour désigner l'obésité: grossus et crassus (gros),pinguis (gras),corpulentus( corpulent),ventriosus (ventru). deformis pinguitudine ventris( ventripotent); ceux qui emploient ce vocabulaire, ce sont ceux qui écrivent:lettrés, annalistes et chroniqueurs, le plus souvent des clercs. Mais c'est toujours lié à une impression visuelle car bien sûr , il ne viendrait pas à l'idée de se peser( on pèse les denrées, pas les personnes).

Louis VI, cinquième roi capétien, est le fils de Philippe Ier et de Berthe de Hollande, eux-mêmes obèses; à en croire les chroniques,jeune, il était déjà fort gros. Il a hérité  la haute stature de ses parents. C'est un homme corpulent, d'une grande force musculaire; courageux, il est en première ligne au combat, d'où de nombreuses blessures. Tous les contemporains insistent sur son appétit, sa goinfrerie.Il règne de 1108 à 1137; c'est dans les quinze dernières années de son règne qu'il devient impotent. Des chroniqueurs anglais qui détestent les Capétiens se moquent de Louis VI et de son père Philippe , les accusant "d'avoir fait de leur ventre un dieu",soulignant qu'ils sont" dévorés par leur propre graisse";"Philippe en est mort et Louis, quoique jeune encore, n'est pas loin de subir le même sort". .

Mais être gros et être roi, est-ce exceptionnel? En fait pendant la seconde moitié du XI° et pendant presque tout le XII° siècle, les empereurs et rois de l'Occident chrétien présentent une corpulence hors du commun; certes c'était déjà le cas de Charlemagne à la fin de son règne au début du IX° siècle.. C'est le cas de ces premiers Capétiens,Henri Ier, Philippe Ier et Louis VI, grand-père, père et petit-fils. Mais c'est aussi le cas, à la cour d'Angleterre,  de Guillaume le Conquérant et de ses successeurs.. Par exemple le duc de Normandie,Guillaume le Conquérant, devenu roi d'Angleterre(1027-1087) ne tenait plus sur son cheval  à la fin de son règne d'où plusieurs accidents à la chasse et au combat. Lors de sa mort, tous les cercueils disponibles étaient trop étroits et il fallut en fabriquer un à la hâte. On peut aussi évoquer l'empereur Frédéric Barberousse (  1152 - 1190) de haute taille, de forte corpulence; à moins de 40 ans , il est décrit par ses adversaires comme "un ogre hirsute, rubicond et adipeux"; grand, gros, rouge de teint et de cheveux, il avait un rire sonore et une voix caverneuse, qui pouvait faire peur... Il est mort lors de la troisième croisade, en Cilicie, se noyant  en traversant un fleuve : sa corpulence en fut peut-être la cause.

Mais peut-on se fier aux écrits des clercs? Souvent, en qualifiant de gros et gras ces souverains, ils  se vengent de rois et d'empereurs qui n'ont pas suffisamment soutenu l'Eglise dont ils sont le bras armé ou qui s'en sont pris à une abbaye, un évêque, ou parfois même au pape.Les clercs qui manient bien le vocabulaire donnent parfois un sens figuré à l'obésité: la déformation des corps ne traduit-elle pas le vice des âmes? Dans les images comme dans les textes, un personnage de forte corpulence est souvent un personnage mauvais. 

Inversement, l'idéologie royale semble exiger une certaine corpulence: au XI° et XII°, un roi, un prince, un empereur ne peut pas être maigre, chétif: comment chasser et affronter une bête au corps à corps ( on dit que Barberousse tua un ours de ses propres mains), comment porter armure et manier une lourde épée, comment protéger ses proches et ses vassaux? En imposer par sa force et son courage est un atout important:  l'embonpoint est signe de puissance, de force, de largesse. Un roi petit et maigre ne peut être que faible, mesquin, avaricieux. Dans les familles princières, tout enfant chétif est voué dès son  jeune âge à l'état clérical. A défaut de pouvoir manier les armes, il priera pour les âmes des siens..

On observe cependant un changement à partir des années 1200: l'Eglise, qui lutte contre la violence des princes et des seigneurs, parvient à imposer ses valeurs : désormais, un souverain, un prince, un seigneur se doit d'être svelte, agile de corps et d'esprit; il doit modérer ses appétits et ses passions, éviter les excès.Quel bel exemple que celui de Louis IX, mince , ascétique, surmontant le péché de gourmandise comme celui de chair, pardonnant à ses ennemis et s'offrant à une mort christique en partant en croisade en 1270: c'est d'ailleurs le seul roi de France devenu saint après sa mort : Saint Louis sera donné en exemple à imiter  à tous les dauphins et à bien d'autres enfants nobles jusqu'à la Révolution. La mode des souverains minces perdure trois siècles, jusqu'à la Renaissance.