Flaubert (Michel Winock), Voyager au XIX°
Comment voyager au XIX° siècle : le voyage en Orient de Flaubert
et Maxime du Camp
( d’après l’ouvrage de l’historien Michel Winock : Flaubert, folio Gallimard , 2013, chapitres VIII et IX)
« Je rêvais de lointains voyages dans les contrées du Sud; je voyais l’Orient et ses sables immenses, ses palais que foulent les chameaux avec leurs clochettes d’airain; je voyais les cavales bondir vers l’horizon rougi par le soleil; je voyais des vagues bleues , un ciel pur,un sable d’argent;je sentais le parfum de ses océans tièdes du midi;et puis, près de moi,sous une tente à l’ombre d’un aloès aux larges feuilles quelque femme à la peau brune, au regard ardent,qui m’entourait de ses deux bras et me parlait la langue des houris.»
Flaubert écrit ce texte en 1839; la génération romantique est fascinée par l’Orient ; dans le Cahier intime de 1840- 1841, il écrit encore :" mes idées de grand voyage m’ont repris plus que jamais.C’est l’Orient toujours .J’étais né pour y vivre."
Pourquoi ce rêve d’Orient ? Si l’orientalisme a débuté au XVIII°avec la mode des chinoiseries, c’est la campagne d’Egypte de Napoléon et les découvertes de Champollion (secret des hiéroglyphes)qui donnent naissance à une véritable égyptomanie. L’arrivée de l’obélisque de Louxor sur un bateau spécialement construit est un événement et c’est une foule en liesse qui assiste à son érection place de la Concorde à Paris le 25 octobre 1836.
En 1824, Delacroix peint « Scènes du massacre de Scio » et en 1827, « La mort de Sardanapale »;en 1829 Victor Hugo a publié " les Orientales " et G. de Nerval "le Voyage en Orient"en 1848…Nous connaissons mieux ce voyage par les 80 lettres qu’il a adressées à sa mère et par des lettres adressées à son ami Bouilhet mais aussi par ses notes de voyage expurgées,publiées par sa nièce en 1910.Nous avons aussi les notes de Maxime du Camp ,son compagnon de voyage ( récit mis en forme et publié en 1972).
Les préparatifs : Maxime du Camp s’occupe de tout : trouver une tente, des fusils, des selles pour les chevaux, des cartes, des guides, des outils d’archéologue, des lorgnettes, le matériel photographique(passionné par ce nouvel art, il a pris des leçons auprès d’un professionnel et il dispose des dernières techniques : le premier procédé d’obtention des négatifs), des habits, des bottes,des chapeaux...Tout ceci coûte cher, mais c’est Mme Flaubert qui paie ( 27000 francs soit plus de 100 000 euros ). Maxime du Camp a des relations : il obtient un acte de mission du ministère de l’Instruction publique, ainsi tous deux seront-ils reçus comme des personnalités officielles( aide du personnel diplomatique, rencontre avec les expatriés et les potentats locaux). C’est donc une expédition haut de gamme qui se prépare. Ils emmènent deux domestiques , indispensables à leurs yeux..Joseph Sassetti, ancien dragon d’origine corse "qui n’est embarrassé de rien et connaît tout "comme drugman et Brichetti, " homme d’une cinquantaine d’années, italien aux trois quarts arabe ", connaissant bien l ‘Egypte, qui servira d’interprète.
Le voyage débute le 22 octobre 1849, en train d'abord de Rouen à Paris : après des adieux déchirants avec sa mère, Flaubert paraît très angoissé. Mais arrivé à Paris, tout va bien : deux jours de « mangeaille, beuverie et putains », il explique avoir eu besoin de se détendre..Ils déjeunent au palais Royal avec Théophile Gautier. Si aujourd’hui il faut trois heures en TGV pour aller de Paris à Marseille , en 1849, il fallait encore 4 jours : le 29 octobre, ils prennent la diligence (pas encore de ligne ferroviaire Paris- Marseille, seulement des tronçons)jusqu’à Châlons- sur Saône, ce qui prend une journée ; le lendemain , ils prennent le bateau pour Lyon. Le lendemain matin à 5h, ils prennent le bateau du Rhône et à 4H du soir ils ne sont qu’à Valence. Ils sautent dans une diligence qui part vers le sud et atteignent Avignon. Là, ils reprennent le train pour Marseille. En attendant le bateau pour Alexandrie, ils vont à l’opéra, visitent les cabarets chantants et rencontrent le docteur Clot, dit Colt-bey car il a été le médecin du bey d’Egypte . Il leur donne plusieurs lettres de recommandation.
Le 4 novembre ils embarquent sur le Nil, un bateau à vapeur des Messageries françaises, assurant la ligne régulière Marseille- Alexandrie avec un arrêt à Malte, quatre classes de voyageurs : ils voyagent en première et leurs domestiques en seconde. Ils arrivent en Egypte après 14 jours de roulis, de tangage et de mer démontée. « Pour débarquer, ça été le tintamarre le plus étourdissant du monde, des nègres,des négresses,des chameaux, des turbans, des coups de bâton administrés de droite et de gauche avec des intonations gutturales à déchirer les oreilles ; je me foutais une ventrée de couleurs, comme un âne s’emplit d’avoine. ».
Ils vont parcourir l'Egypte pendant huit mois. A partir du Caire , ils partent à cheval: premier choc à la vue du Sphinx et des Pyramides ; ils dressent la tente et le lendemain , ils escaladent la pyramide de Chéops, poussés et tirés par les Arabes de leur escorte, afin d'attendre le lever du soleil au sommet. Puis, à bord d'une grande cange- longue barque à voiles et à rames-,avec dix hommes d'équipage, ils remontent le Nil; quand le vent fait défaut, les marins plongent dans le fleuve munis de cordes et gagnent la rive d'où ils vont haler ferme. Parfois, la cange fait halte et ils chassent"samedi dernier, nous avons tué 54 pièces de gibier. Toutes tourterelles et pigeons"que Joseph préposé aux fourneaux met à cuire. Ils tirent aussi des crocodiles mais sans grand succès. Passé Assouan, il faut franchir une cataracte et des rapides entre des rochers. On embauche un pilote nubien ,deux raïs spéciaux et il ne faut pas moins de 100 Nubiens, 50 sur les rochers pour tirer le cable du bateau et 50 montés à bord pour haler la corde fixée à terre et franchir l'obstacle sans casse. On abat ensuite les mâts et les vergues, on arme les avirons et on peut descendre le fleuve. Ils visitent toutes les antiquités, tous les temples; Flaubert s'ennuie, Du Camp photographie...Flaubert a apprécié Thèbes, Louxor et Karnac ainsi que les tombeaux de la Vallée des rois; mais point trop n'en faut; il est attentif aussi aux gens qu'il croise: pachas sur leur divan entourés de nègres, pope grec en longue barbe sur sa mule, copte en turban noir, Persan en pelisse de fourrure, bédouin du désert. Il voit avec tristesse les bateaux chargés d'esclaves qui remontent le Nil. A Wadi Halfa ils suivent quatre jours le percepteur de la province qui recueille l'impôt "à grands renforts de coups de bâton, d'arrestations et d'enchaînements". Il dépeint les moines d'un couvent copte en quête d'aumone qui se jettent à l'eau tous nus , nagent vers le bateau en criant " batchis, batchis"tandis que les matelots les injurient, les frappent, se déculottent devant eux, rient; dès qu'on leur a donné un peu d'argent, ils le mettent dans leur bouche et rejoignent la rive.Dans le désert entre Nil et Mer Rouge, il admire le défilé des pèlerins pour la Mecque.
Mais nos deux compères pratiquent aussi le tourisme sexuel: le harem trouble l'imagination des Occidentaux. Les deux amis font une large consommation de prostituées tout au long de leur voyage. Dans ses lettres à Bouilhet, Flaubert se vante de ses exploits dans une crudité largement partagée par ses contemporains ( Mérimée, Stendhal, Gautier); comme la plupart des hommes de leur temps, ils ont en commun le mépris des femmes,une misogynie de règle, et un code de la virilité dans lequel l'obsession de la puissance sexuelle est généralisée, avec souvent beaucoup de vantardise. Il se souviendra toutefois longtemps de la nuit passée avec Kuchuk-Hanem, une courtisane célèbre par sa beauté. Il avoue aussi faire l'expérience de l'homosexualité "pour faire comme tout le monde"en Egypte "voilà tout". Mais la fréquentation des lupanars lui a infligé la syphilis!Il perd bientôt ses cheveux par touffes et connaît un état asthénique symptomatique.
Le 19 juillet 1850, les deux amis embarquent à Alexandrie pour Beyrouth où ils sont reçus par le consul et un groupe d'expatriés. De là ils gagnent Tyr, Sidon, St jean d'Acre, Jaffa.et Jérusalem, bien décevante "un charnier entouré de murailles";"tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises". "Le saint Sépulcre est l'agglomération de toutes les malédictions possibles. Dans un si petit espace,il y a une église arménienne, une grecque, une latine,une copte. Tout cela s'injuriant, se maudissant du fond de l'âme et empiétant sur le voisin à propos de chandeliers, de tapis et de tableaux,quels tableaux!..C'est le pacha turc qui a les clefs du Saint Sépulcre..Si le Saint Sépulcre était livré aux chrétiens,ils s'y massacreraient infailliblement". Ils restent quinze jours à Jérusalem, font l'excursion de Bethléem et vont jusqu'à la Mer Morte, le tout à cheval avec la troupe "presque toujours cul sur selle,bottés, éperonnés, armés jusqu'aux dents"; ils couchent à la belle étoile, se grattent ( puces); Joseph tombe malade et Maxime du Camp le ramène à Beyrouth pour le faire soigner, puis c'est le tour de Sassetti; tous sont soignés au sulfate de quinine; Ils devaient aller en Perse mais finalement choisissent d'arrêter là et ils prennent la route du retour.
Le retour: ils embarquent à Beyrouth le 1er octobre 1850 pour l'île de Rhodes sur un bateau autrichien empli de Turcs voyageant avec harem, enfants, chats, vaisselle..La quarantaine les oblige à rester dans un lazaret. Il fait froid; Ensuite pendant cinq jours à dos de mulet, ils visitent ..ils gagnent ensuite l'Anatolie et en caravane visitent Ephèse , Smyrne; il pleut, il fait froid, Maxime tombe malade, Flaubert le soigne ; ils embarquent pour Constantinople et sont émerveillés par cette ville énorme, grouillante, cosmopolite et pittoresque."Drôle de ville où l'on sort des tourneurs pour aller à l'opéra!"ils visitent "chez Antonia" les dames grecques et arméniennes. Ils passent cinq semaines à Constantinople.
Le 18 décembre, ils reprennent la mer pour le Pirée. Nouvelle quarantaine au lazaret, puis ils s'installent à l'hôtel d'Angleterre à Athènes. Flaubert est ému par la vue du Parthénon "une des choses qui m'ont le plus profondément pénétré de ma vie". Eleusis, Marathon, Salamine Delphes...Il pleut , il faut passer les rivières à cheval, il neige, ils se perdent; Flaubert voit ses cheveux tomber , se sent vieillir ( il n'a pas trente ans): "la Grèce est plus sauvage que le désert; la misère, la saleté, l'abandon la recouvrent tout entier."Ils gagnent le Péloponnèse: Mégare, Corinthe, Mycènes, Argos, Sparte. A Sparte ils sont suivis par toute une population qui les regarde, attablés au café.Le 24 janvier 1851, ils quittent Athènes pour Brindisi, se rendent à Naples: Flaubert en profite pour se raser la barbe: "ma pauvre barbe que j'ai baignée dans le Nil, dans laquelle a soufflé le désert...J'ai découvert dessous une figure énormément engraissée, je suis ignoble, j'ai deux mentons et des bajoues". De Naples, ils vont à Herculanum et Paestum. Fin mars, ils gagnent Rome et là, ils vont se séparer, Maxime rentre à Paris; Flaubert attend sa mère; ils vont visiter Florence et Venise et ils ne rentrent à Paris qu'au mois de Juin.
Il explique à sa mère que ce voyage a développé en lui le mépris de l'humanité. Partout il a rencontré la faiblesse humaine, la bêtise humaine. L'Orient lui a semblé "encore plus malade que l'Occident". Mais l'accumulation d'images, de couleurs, de scènes de vie vont servir son oeuvre. Il a déjà beaucoup écrit à cette date mais encore jamais rien publié. Il vit de ses rentes et n'a aucune obligation de travailler. Il n'a pas non plus l'intention de se marier. Il veut vivre désormais loin de tout et se consacrer à l'écriture.
Le livre de Michel Winock sur Flaubert me semble décidément plus intéressant que le récit de Flaubert (Voyage en Orient) que j'ai survolé par hasard il y a quelques mois dans une ancienne édition (XIXème). Survolé parce que j'attendais des échappées sensibles et inspirées sur les émotions ressenties à la découverte de sites prestigieux (les Pyramides, Louksor, Assouan, Alexandrie, Jérusalem, Athènes...) et sur la différence de vision entre un touriste du XIXe et... nous.
RépondreSupprimerMais comme l'indique Winock, le livre de Flaubert parle essentiellement de... Flaubert et de ses compagnons, des détails matériels, des difficultés, maladies, coucheries - encore celles-ci fortement édulcorées par rapport à ce qu'il écrivait dans ses lettres intimes. Au total, le personnage de Flaubert ne me semble pas bien sympathique.
Dans le genre "voyage en Orient au XIXe", je préfère Chateaubriand "Itinéraire de Paris à Jérusalem" (1806) avec ses échappées lyriques et ses ouvertures politiques (la Grèce et ses amis en Europe sont en train de préparer sa guerre d'indépendance). Sans oublier qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qu'écrit Chateaubriand. Comme on peut le lire dans la notice de Gallica : "Chateaubriand visait plus loin que de raconter de simples péripéties ou que de décrire des paysages pittoresques. Son récit, tenu au jour le jour puis extrêmement retravaillé, aborde de nombreux thèmes, de la poétique des ruines à la religion, en passant par la confrontation entre différentes sensibilités esthétiques, le beau « grec » et le beau « arabe », incarnés par des monuments tels que l’Acropole ou les palais de l’Alhambra."